Introduction, extraite de l'intégrale des chansons de Brassens en CD...

Georges Brassens C'est une affaire entendue : Brassens est un "classique" ! Rigueur de la langue, richesse de l'inspiration, souci de la rime... Tout cela est archiconnu.

Néanmoins, lorsque vers les années 52-53, il propulse sa carcasse sur les scènes du cabaret et du music-hall, ce n'est pas la continuité qu'il incarne, mais une rupture.

On peut même dire qu'il secoue hardiment le cocotier. Du côté de la présentation déjà, c'est une surprise. Chevelu, moustachu comme il n'est pas permis (pour l'époque l'épithète "hirsute" lui fut souvent gratifiée), il traîne avec méfiance sur les planches ses cent dix kilos et sa guitare d'une démarche mal assurée de plantigrade ; l'oeil entérine l'effroi.

Entre les chansons, pas de courbettes, pas de risette au monsieur ou à la dame : en se dandinant, il va simplement boire un peu d'eau, échange quelques mots ou plaisante avec son bassiste. Après quoi, il enchaîne sans chichis. Pas d'orchestre ! Il gratte obstinément ses cordes et, derrière, Pierre Nicolas assure le rythme : boum, boum ! Voilà pour l'épidermique.

Sur des musiques toutes nues, sans apprêt, dépourvues d'effets accrocheurs, tournant le dos à la mode, admirablement creusées pourtant, il aligne des textes châtiés mais où l'ordre établi - militaires, flics, juges, curés, bourgeois... - en prend un fameux coup, où foisonnent les mots un peu drus, qui sans doute se colportent dans la rue, les bistrots, les lycées, les lieux de travail, voire les salons, mais sont tabous sur les tréteaux (il s'agit des années 50, ne l'oublions pas). En sus, il ne craint pas d'évoquer la mort sans prévenir. Je vous demande un peu : au music-hall où on est venu, après le dîner, sinon pour rigoler, en tout cas pour être séduit ! Lui veut charmer en parlant de la mort ! Bref, toutes les lois du genre, il les transgresse. Il n'en fait qu'à sa tête. C'est vrai : il entend à tout prix, dès le départ, être Brassens et être aimé pour lui-même.

Des rombières, des chaisières, des militaires, des bourgeois, quelques pères de famille outrés, quittent la salle. On reste entre soi : les meilleurs ! Georges est heureux. Nous le sommes aussi. A chacun ses petites batailles d'Hernani (...) Jacques Brel - qui n'aimait pas qu'on touchât à son ami - a lancé un jour. "très souvent, j'ai entendu des imbéciles dire que Brassens était lassant parce qu'il n'y avait pas de musique dans ses chansons. Sidney Bechet a enregistré "La cane de Jeanne"... et qu'on ne vienne pas me dire que Bechet a interprété ça pour le texte !".

Ces "imbéciles"-là, René Fallet, grand brassénologue devant l'Eternel, les mouchait en les traitant d' "oreilles de lavabo". Négligeant d'autres témoignages, on n'en retiendra pour preuve que les trois disques enregistrés à partir de musiques de Brassens par Moustache et quelques jazzmen parmi lesquels des noirs américains, tels que Lionel Hampton, Harry Edison, Cat Anderson et d'autres gros calibres ayant blanchi sous le harnais Ellingtonien, à moins que ce fût chez Count Basie. Un hommage sans réserve. Une démonstration qui a la fulgurance de l'uppercut...

André Tilleu