La vie d'artiste

Francis Claude et Léo Ferré
(1950)

Je t'ai rencontrée par hasard,
Ici, ailleurs ou autre part.
Il se peut que tu t'en souviennes.
Sans se connaître, on s'est aimés,
Et même si ce n'est pas vrai,
Il faut croire à l'histoire ancienne.
Je t'ai donné ce que j'avais :
De quoi chanter, de quoi rêver
Et tu croyais en ma bohème,
Mais, si tu pensais à vingt ans
Qu'on peut vivre de l'air du temps,
Ton point de vue n'est plus le même.

Cette fameuse fin du mois
Qui, depuis qu'on est toi et moi,
Nous revient sept fois par semaine
Et nos soirées sans cinéma,
Et mon succès qui ne vient pas,
Et notre pitance incertaine.
Tu vois : je n'ai rien oublié
Dans ce bilan triste à pleurer
Qui constate notre faillite.
Il te reste encore de beaux jours.
Profites-en, mon pauvre amour,
Les belles années passent vite.

Et maintenant, tu vas partir.
Tous les deux nous allons vieillir
Chacun pour soi, comme c'est triste.
Tu peux remporter le phono,
Moi je conserve le piano.
Je continue ma vie d'artiste.
Plus tard sans trop savoir pourquoi
Un étranger, un maladroit,
Lisant mon nom sur une affiche
Te parlera de mes succès,
Mais un peu triste, toi qui sais,
Tu lui diras : "Que je m'en fiche...
Que je m'en fiche..."